Cette "grippe de Hong Kong" a fait plus de
30 000 morts en France à la fin de l'année 1969. Les politiques et les médias
ont sous-estimé l'épidémie. Et l'opinion publique l'a occultée de sa mémoire
collective.
Dans un article du Temps,
l'historien de la médecine Bernardino Fantini explique enfin cette
différence de gestion des épidémies par un changement de notre rapport à la
mort : "A l’époque, les plus de 65 ans étaient considérés comme des
survivants de la mortalité naturelle. Alors qu’aujourd’hui, même la mort des
personnes âgées est devenue un scandale."
A titre de comparaison, la pandémie de Covid-19 qui
sévit actuellement a fait près de 100 000 morts dans le monde.
Plusieurs centaines de pays touchés, la moitié de
l’humanité appelée à se confiner, les frontières fermées et l’économie mondiale
enrayée… Si elle impressionne et inquiète par son ampleur, la pandémie de
Covid-19 n’a pas (encore) atteint le niveau de celle considérée comme la
première pandémie de l’ère moderne.
A la fin des années 1960, la "grippe de Hong
Kong" a en effet provoqué la mort d'un million de personnes à travers le
monde, selon les estimations de l'OMS.
1 million de morts : bilan mondial de
l'épidémie de la "grippe de Hong Kong"
En comparaison, le Covid-19 a tué plus de 100 000
personnes, selon les estimations de l'AFP, à partir des bilans officiels des
pays.
Apparue d’abord en Chine, en juillet 1968, la maladie
s’est diffusée à Hong Kong massivement. Ce sont ensuite les soldats américains
stationnés au Vietnam qui l’ont importée aux Etats-Unis, où elle y fait 50 000
morts en trois mois.
Puis la vague épidémique déferle en Europe en
1969. La France n'est pas épargnée et 31 226 personnes trouvent la mort en
l'espace de deux mois.
25 000 personnes meurent en France, sur le seul mois
de décembre 1969
C’est la troisième épidémie la plus meurtrière du XXe
siècle après la "grippe espagnole", qui a fait entre 20 et 40
millions de morts à la fin des années 1910, et la "grippe
asiatique" et ses 2 millions de morts en 1957.
Et pourtant, elle a très largement été oubliée.
Patrice Bourdelais, démographe et historien des
épidémies à l'Ehess
Un non-événement pour l'opinion publique, mais
aussi pour les pouvoirs publics et le milieu scientifique. Et pour cause :
cette épidémie a été grandement minimisée à l'époque des faits.
Des "épidémies de grippe" dans les médias
En France, lorsque la maladie arrive à la fin de
l'année 1969, elle affecte directement les services publics. Des trains sont à
l'arrêt par manque de conducteurs et des écoles ferment par manque de
professeurs.
Mais dans les médias, on est bien loin de la
médiatisation actuelle de la crise du coronavirus. En effet, comme le
rapporte Libération, un article du Monde daté du 3
décembre 1969 parle en ces termes de la maladie : "La vague
de froid qui a récemment recouvert la France a provoqué plusieurs épidémies de
grippe, affectant notamment le sud-ouest." Aux Etats-Unis, pourtant, la
maladie a déjà fait 50 000 morts.
Sur le terrain, la situation en France est pourtant
éloquente. Dans un article de Libération paru en 2005, l'ancien chef du service d'infectiologie du
centre hospitalo-universitaire de Nice, le professeur Pierre Dellamonica,
livrait un témoignage glaçant.
On n'avait pas le temps de sortir les morts. On les
entassait dans une salle au fond du service de réanimation. Et on les évacuait
quand on pouvait, dans la journée, le soir. Les gens arrivaient en brancard,
dans un état catastrophique. Ils mouraient d'hémorragie pulmonaire, les lèvres
cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus.
Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s'est calmé. Et étrangement, on a
oublié
Pr Pierre Dellamonica, à l'époque externe dans le
service de réanimation du professeur Jean Motin, à l'hôpital Edouard-Herriot de
Lyon
Les politiques occupés sur d’autres fronts
Du côté des politiques français, encéphalogramme plat.
Le ministère de la Santé ne s'est pas alarmé de la
situation dans le monde au cours de l'année 1969. Ce n'est qu'en décembre, au
moment où les décès se font les plus nombreux, que l'alerte est vraiment
donnée
Patrice Bourdelais, historien des épidémies
Pourquoi une telle non-action ? La faute à un agenda
politique chargé probablement. La France gère encore les retombées de Mai-68 ;
le président George Pompidou est élu en juin 1969 ; de Gaulle a démissionné
quelques mois plus tôt...
La France regarde ailleurs, et le monde aussi : guerre
du Vietnam, guerre du Biafra, premiers pas de l'homme sur la Lune, Printemps de
Prague...
Le monde politique semble néanmoins s'être ensuite
réveillé. "C'est après cette crise que les autorités sanitaires et les
laboratoires ont commencé à produire massivement des vaccins, notamment contre
la grippe, et ont incité les personnes âgées à se faire vacciner",
explique l'historien. C'est aussi après cette crise qu'ont été créés les
Groupes régionaux d'observation de la grippe (Grog)... Quoique 14 plus tard, en
1984. Mieux vaux tard que jamais.
Les ratés du monde scientifique
Si les médias et les politiques n'ont pas pris la
mesure de la crise de l'époque, les scientifiques n'ont pas non plus
comblé ce vide.
En octobre 1969, l’Organisation mondiale de la Santé
est réunie à Atlanta, aux Etats-Unis. Objet de cette conférence
internationale : "la grippe de Hong Kong". Les scientifiques estiment
alors que la pandémie est finie.
En France il n’y a pas de véritable épidémie. En
Europe non plus. Il n’y a pas lieu de s’affoler. Cette épidémie évoluera
certainement comme une épidémie saisonnière assez banale
Dr Geneviève Cateigne, à la réunion de l'OMS en
octobre 1969
C'est pourtant après cette date que l'épidémie fera
plus de 30 000 morts dans l'Hexagone. Pour rappel, la grippe saisonnière fait
environ 10 000 morts chaque année.
Preuve supplémentaire que le monde scientifique a
délaissé pendant de nombreuses années l'étude de cette pandémie, il a
fallu attendre 2003 et les travaux de l’épidémiologiste français Antoine
Flahault (Inserm) pour en connaître le bilan exact.
2003 : date de l'épidémie de Sras (Syndrome
respiratoire aigu sévère), qui a fait près de 800 morts dans 29 pays du monde.
"Au moment de l'épidémie de Sras, les scientifiques se sont intéressés à
ce pic inhabituel de mortalité à la fin des années 1960. Mais avant ça, il
n'intéressait personne", soulève Patrice Bourdelais.
Le changement du rapport à la mort
La pandémie de Covid-19 a suscité des réactions bien
différentes, 50 ans après les ratés de la crise de "la grippe de Hong
Kong".
Notamment de par sa virulence. En France, le virus du
Covid-19 a en effet déjà tué plus de 13 000 personnes depuis le 1er mars, alors
que des mesures de confinement ont été mises en place depuis la mi-mars. Difficile
donc de comparer outre mesure avec l'épidémie de la "grippe de 1968",
qui a fait plus de 30 000 morts en France en deux mois sans aucune mesure pour
l'endiguer.
Une différence de réponse également liée à la
mondialisation : diffusion des nouvelles en lien avec le virus plus rapide,
diffusion du virus lui-même à travers le monde via les transports, économie
mondialisée à l'arrêt.
Pour Patrice Bourdelais, ce confinement
généralisé est en tout cas une "décision historique, une
rupture", alors que ce type de dispositifs pour endiguer les maladies
(comme la peste) a été abandonné depuis des décennies au nom de la liberté de
circulation. "Il conviendra après la crise de s'interroger sur le nombre
de vies qui ont été sauvées", souligne-t-il.
Dans un article du Temps,
l'historien de la médecine Bernardino Fantini explique enfin cette
différence de gestion des épidémies par un changement de notre rapport à la
mort : "A l’époque, les plus de 65 ans étaient considérés comme des
survivants de la mortalité naturelle. Alors qu’aujourd’hui, même la mort des
personnes âgées est devenue un scandale."
Article paru dans « Le Dauphiné » Par
Justine BENOIT - 11 avr. 2020
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